10-1: Le chat est une particule I



Voilà comment les choses se sont passées : deux physiciens quantiques prennent l’avion, le même vol que vous : à mi-route les moteurs se mettent à tousser, s’arrêtent, prennent feu, dans leur sillage s’étirent très vite de longs panaches noir-charbon, l’avion va piquer du nez, direction droit dans la mer ou le sol, suivant où vous vous trouvez, c’est-à-dire au-dessus de quoi vous vous trouvez, n’importe comment à ces vitesses l’eau est pareille au granit, là un masque à oxygène vous dégringole sur le front comme un diable fatigué sortant piteusement d’une boîte de farce et attrapes chinoise, vous cherchez à tâtons votre gilet de sauvetage au cas où, bien que vous sachiez parfaitement qu’il n’y a jamais de survivants dans les crash aériens, à part des fois des petites filles de huit ans, et pendant tout ce temps qui n’est qu’un maigre bouquet de secondes, du coin de l’œil, machinalement, vous observez que les physiciens quantiques, eux, n’ont fait aucun geste précipité, qu’ils ont l’air parfaitement décontracté, l’idée même de catastrophe aérienne glisse sur eux telle une goutte chaude, solitaire, sur  la toile d’un parapluie qui en a connues d’autres.

Chute dans le vide. Impression que votre estomac embrasse vos poumons. Vous pensez à votre mère. Bruit d’arrachement horrible, organique. Comme si un individu monstrueux vous déchirait le bras : ce genre de bruit. Par le hublot les ailes qui se décrochent, disparaissent, englouties par l’ailleurs. Dépressurisation. Vous n’avez plus qu’une envie qui est de dire « Maman ». Même tout bas. De sentir le nom « Maman » passer vos lèvres. Mais vous n’osez pas. Peur du ridicule. Or ce qui est ridicule, en réalité, c’est de ne pas oser, puisque vos derniers instants sont arrivés. Allez-y, criez un bon coup « Maman ». Si c’est de ça dont vous avez envie. Ou « Papa ». Ou « Félicia », si « Félicia » est le nom de votre fille. (Vous avez toujours eu mauvais goût en prénoms). Allez-y. Hurlez si ça vous fait du bien. Pour une fois lâchez-vous.

De toute façon ça n’empêchera pas l’avion de plonger vers le sol ou l’océan ni le premier physicien quantique de demander à l’autre physicien quantique « Crois-tu que nous allons nous en sortir ? » en portant lentement un verre de whisky à ses lèvres, imperturbable comme pas deux, alors qu’autour tout n’est que cris de terreur ou colère (« qu’ai-je fait pour mourir maintenant ? », « fils de pute de Dieu », « fils de pute de pilote »), objets volants létaux (les téléphones portables abandonnés deviennent des armes aléatoires et mortelles), hôtesses de l’air exsangues, enfants prostrés, dames d’un certain âge marmonnant très vite des prières.

« Sans aucun problème », répond l’autre physicien quantique qui sirote avec autant de calme que son confrère une liqueur pâle-verte, du martini sans doute, et se contente de rentrer la tête dans les épaules lorsqu’un bagage à main tente de le scalper.

Ce « Sans aucun problème » prononcé d’une voix monocorde vous fait comprendre que les physiciens quantiques ne sont pas des gens comme nous, ne sont pas des gens comme tout le monde, ne sont pas des gens. Et même : qu’ils ne sont pas des êtres humains. Pas tout à fait. Pas au sens classique du terme.

Vous avez toujours envie de hurler « maman », mais vous n’osez toujours pas. Au lieu de quoi vous enfilez votre gilet de sauvetage en ayant conscience de l’absolue futilité de ce geste : après impact, il ne restera sans doute pas plus de dix pour cents de votre masse corporelle pour nager le crawl.  

Le physicien quantique (le deuxième, celui qui a parlé en dernier) repose son martini (ou breuvage approchant) sur sa tablette.

Il ajoute, avec un rictus futé :

« Inutile de se mettre la rate au court-bouillon. Il existe quantité d’univers où nous ne sommes même pas montés dans cet avion. »

A peine a-t-il fini sa phrase que tout s’éclaire, et tout part en fumée.