3-1: une lettre



Ma chérie, mon sucre roux, ma tendre et souple,



J’espère que cet enterrement se passe bien. Comme je regrette de ne pas être avec toi à l’heure, à la minute, au moment où j’écris cette lettre ! Je sais : je pouvais venir, tu m’as dit que je pouvais venir, tu as insisté pour que je vienne. Car c’eût été une occasion (tout de même assez lugubre ! – tu n’en disconvenais pas) de rencontrer ta famille. Mais il m’est vraiment très difficile, pour des raisons que tu connais, liées à ma condition physique et à ma condition mentale, de quitter longtemps mon appartement, mon quartier, ma ville. Tu me manques terriblement. J’aperçois le matin, en me réveillant, la forme fantôme de ton corps sur le matelas et des larmes me viennent aux yeux puis me rayent les joues puis suivent la ligne de ma mâchoire inférieure puis se perdent plus bas (sans doute poursuivent-elles ensuite leur course : cou, torse et plexus, puis l’abdomen et le pubis, l’aine et la cuisse, la colline un peu raide du genou, une glissade le long du tibia ou du péroné, puis cheville et tarse, métatarse, ongle de l’orteil – et fin du voyage).
Ensuite je bois mon café trop vite, je me brûle la langue et je ne pense qu’à toi. Ton absence déboussole toute la ville. Les gens ont de ces regards éteints ! Le boulanger vend ses baguettes sans un bonjour ni un sourire (il n’a plus du tout l’air content de vendre des baguettes), le cantonnier a cessé de siffloter les grands succès du music-hall des dernières décennies (au lieu de quoi il fixe le ciel ou quelque chose de vague dans le ciel, accroché à son balai comme un petit vieux à sa canne – à moins qu’il n’observe plutôt les pigeons, qui sont devenus étrangement agressifs entre eux depuis ton départ, il n’est pas rare d’en voir un le bec plein de sang et un autre l’œil arraché), la dame du métro (la dame que je croise souvent au métro et qui me demande toujours si ça va alors que nous ne connaissons pas) ne me demande plus si ça va. Les gens ont de ces regards éteints.
Et les immeubles se tassent sur eux-mêmes, au point que certains donnent l’impression d’avoir perdu un ou deux étages. Et le vent est devenu acide, soufré. Et les chiens cherchent à s’étrangler avec leur laisse – quand ils ne mangent pas les déjections laissées au sol par les autres chiens. Rien ne va sans toi. Je t’ai déjà dit que tu me manquais mais je le dis encore. Je voudrais que tu reviennes vite. Préviens-moi quand tu reviens, donne-moi le numéro du train. J’irai te chercher à la gare, par amour, bien ce soit une épreuve pour moi les gares, les quais de gare, la foule sur les quais des gares. 
   
As-tu bien jeté une petite bille rouge dans la tombe, comme je t’avais demandé ?
Il paraît que ça porte chance.

Je ne pense qu’à toi,


                                                                                     

                                                                  Ton transi compagnon.